« La course à l’Isle de France, 1740-1810 » par le professeur Philippe Haudrère

kentDès le premier moment de leur installation permanente dans l’océan Indien, à la fin du XVII° siècle, les Français envisagent de pratiquer la course.  » Six vaisseaux corsaires dans ces mers des Indes feront plus de tort aux Hollandais et aux Anglais dans leur commerce en moins de quatre ans, que trente années de guerre et soixante vaisseaux ne sauraient faire « , assure le gouverneur de Pondichéry en 1691. Et il ajoute :  » Il faudrait avoir des endroits de rafraichissement et d’hivernement fortifiés, avec des entrepôts et des magasins « .
A partir de 1740, les Français disposent d’une telle installation avec l’aménagement du Port-Louis de l’île de France, réalisé sous la direction de Mahé de La Bourdonnais. Le même gouverneur, commandant une escadre armée dans ce port, organise en 1746, pendant la guerre de la Succession d’Autriche, une expédition corsaire et s’empare du comptoir britannique de Madras qu’il rançonne. Ensuite l’activité de la course des Français dans l’océan Indien augmente continuellement. Durant la guerre de Sept-Ans, de 1756 à 1763, ils font plus de cinquante prises, pour une valeur totale supérieure à sept millions de livres tournois. Pendant le conflit de l’indépendance des Etats-Unis, de 1778 à 1783, ils effectuent 98 captures, dont la vente rapporte quatorze millions de livres. C’est quarante millions de francs (équivalent approximativement à la livre tournois) avec 126 prises pendant les guerres de la Révolution, de 1793 à 1802 ; cinquante millions et 148 captures durant les guerres napoléoniennes, de 1803 à 1810.

La course enrichit les habitants des Mascareignes. Les bâtiments pris augmentent la capacité de transport de la flotte des îles, et surtout les grandes quantités de marchandises orientales disponibles attirent les négociants neutres, qui trouvent au Port-Louis l’occasion de se ravitailler à bon prix, avec un trajet plus court que celui pratiqué habituellement vers les Indes orientales depuis les ports de l’Atlantique. Ainsi de 1793 à 1802, 40 bâtiments sous pavillon danois et 112 sous celui des Etats-Unis, entrent-ils dans le port ; le mouvement se poursuit lors de la reprise des hostilités avec 54 navires neutres en 1804, 59 en 1805.
Le mouvement commercial ainsi créé se poursuit durant les périodes de paix. Les armateurs européens prennent l’habitude de venir chercher à l’île de France les productions des Indes orientales apportées par des bâtiments d’Inde en Inde, La fonction d’entrepôt vivement souhaitée par La Bourdonnais, prend alors une grande importance. On échange au Port-Louis les marchandises de l’Europe contre celles de l’Inde et de la Chine.  » J’ai vu la rade et le port couverts de navires de toutes les nations et chargés des objets les plus précieux. L’Américain économe, actif dans ses armements, chargé d’objets propres à la marine, et l’Anglais spéculateur y abordèrent, écrit le peintre Milibert, après un séjour au Port-Louis en 1802 et 1803. L’habitant du golfe Persique y apportant les plus rares productions de ces belles contrées, […] une multitude d’autres venaient mouiller auprès des vaisseaux de tant de nations différentes, dont les pavillons déployés les jours de fête offraient un coup d’œil admirable par leur variété. Ce spectacle imprimait au port un caractère de grandeur et de richesse dont on ne pourrait se faire une idée, même dans nos ports les plus riches de France « .
M. Haudrère apporte ensuite quelques précisions sur le déroulement de la course. Ici, tout repose sur le savoir-faire d’une quarantaine d’armateurs, originaires pour deux-tiers d’entre eux de Bretagne, et principalement de Saint-Malo. Ils conservent des liens étroits avec ce grand port corsaire, d’où ils tirent des connaissances pratiques et des capitaux. Ils travaillent avec environ 5 % de fonds propres, tout le reste étant emprunté auprès des habitants des Mascareignes ou de la métropole. Ils n’éprouvent pas de difficultés pour trouver des capitaux, car les profits sont élevés, ainsi 815.000 livres pour un capital de 450.000 livres, soit un intérêt de 45 %, avec la Philippine I, en 1780, durant une croisière de sept mois.
Les bâtiments les plus utilisés sont des  » senau  » de 150 à 200 tonneaux, avec deux mâts, portant une vingtaine de canons ou bien de  » caronades  » à tir court, dont l’usage se généralise à la fin du XVIII° siècle. Rapides et maniables, avec une quille de près de 30 mètres de longueur, ce sont des bâtiments adaptés à la chasse de proies moins rapides, ou bien à la retraite face à des adversaires ayant une forte puissance de feu.
L’administration exerce un contrôle étroit sur les armements en course ; elle s’assure de l’honnêteté et de la compétence des capitaines ; elle exige une caution de l’armateur, portant sur tous ses biens, avant de délivrer une  » lettre de marque « .
Les succès des expéditions reposent naturellement sur la compétence des capitaines. Ils doivent être à la fois des meneurs d’hommes et d’habiles manœuvriers. Souvent Bretons et Malouins, comme les armateurs, ils ont une expérience consommée de la navigation dans l’océan Indien, acquise en temps de paix ; et aussi beaucoup d’audace et de courage, car le nombre des morts est élevé, environ 30 % de l’effectif embarqué.
Le combat à l’abordage demande un personnel nombreux. Ainsi sur la Philippine I, senau de 160 tonneaux, une centaine d’hommes, dont 17 officiers, 20 mariniers, 23 matelots, 20 volontaires, tant petits blancs que noirs libres, 20 esclaves servant comme matelots, volontaires embarqués par leurs maîtres en lieu et place du versement d’un capital. Il faut prévoir une grande quantité de vivres pour parvenir à nourrir tous ces hommes durant une campagne de sept à dix mois, et les produits alimentaires entrent pour une part non négligeable dans les dépenses de la mise-hors.
Les bâtiments capturés ainsi que les chargements sont vendus aux enchères, au Port-Louis, par le ministère d’un notaire ; quinze jours après le paiement par les acheteurs l’armateur doit déposer son compte auprès du tribunal des prises, qui prononce la validité de la campagne (ou bien la refuse) et la liquidation des comptes. Deux tiers du produit reviennent à l’armateur et aux actionnaires (815.000 livres, déjà mentionnés, sur la Philippine I), un tiers à l’équipage (407.000 livres sur le même bâtiment), avec une répartition en parts arrêtée par l’ordonnance sur la course, de douze parts pour le capitaine à un quart de part pour le mousse. Les blessés et les familles des morts bénéficient d’une double part. En outre l’équipage reçoit un salaire, dont le montant est sensiblement analogue à celui des équipages de la marine de l’Etat, c’est-à-dire, à la fin du XVIII° siècle, 394 livres par mois pour un capitaine, 70 livres pour un marinier, 30 livres pour un volontaire, 16 livres pour un matelot.
En conclusion, M. Haudrère pose une question : le succès de la course à partir du Port-Louis est-il le motif de la conquête des îles par les Britanniques. La réponse doit être nuancée, puisque jusqu’en 1808 les Britanniques n’envisagent pas une opération militaire, en dépit des plaintes réitérées des négociants de Calcutta. Le gouvernement anglais n’est pas disposé à engager une telle campagne, nécessairement coûteuse, et il semble penser que les assurances permettent de couvrir la majeure partie des pertes. Il change d’avis au cours de l’année 1809 lorsque les Français s’emparent de cinq gros vaisseaux de la Compagnie britannique des Indes orientales ; c’est une catastrophe qui fait trembler la bourse de Londres. Et les premières opérations de l’année 1810, en particulier la capture de deux autres gros bâtiments de la Compagnie des Indes, durant le mois de mars, au voisinage des Comores, renouvelle l’inquiétude. De plus, la réunion de la Hollande à la France, prononcée en 1808, met à la disposition des habitants des Mascareignes les ressources d’un vaste empire colonial, bien implanté en Asie, et c’est une nouvelle source de préoccupations pour les Britanniques.