Carte des comptoirs européens de l’Inde

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Sous l’impulsion d’Henri le Navigateur, puis de Jean II, le Portugal fut le premier pays à tenter de se rendre directement aux Indes. Le 27 mai 1498, Vasco de Gama atteignait la côte de Malabar et y établissait les premiers comptoirs européens en Inde. Un peu plus d’un siècle plus tard, les Portugais voyaient leur monopole menacé par les compagnies anglaises et hollandaise des Indes orientales. Mais les Français n’allaient pas laisser l’Angleterre régner seule sur cet immense empire commercial. C’est toute l’histoire des comptoirs français en Inde que nous raconte Philippe Haudrère. L’administration de Dupleix à Pondichéry lui valut les éloges des élites locales, mais les critiques de son propre gouvernement qui estimait le peu de rentabilité de l’opération. Après le rappel de celui-ci, les cinq derniers comptoirs français au nom évocateur perdurèrent pendant deux siècles avant d’être intégrés en 1954 dans l’Union indienne.

Faire fortune aux Indes

Pour les Français des XVIIe et XVIIIe siècles, l’Inde représente à la fois le dépaysement, l’exotisme et la fortune. « L’idée de fortune semble accompagner celle des Indes » observe Bernardin de Saint-Pierre au cours d’un voyage dans l’océan Indien. Car les Français qui s’y rendent viennent surtout pour y faire du commerce. Objectif fixé dès 1664 par Colbert qui institua la Compagnie française des Indes orientales. Ils cherchent donc à mieux connaître le pays et ses habitants, les modes de vie, les produits échangés, l’organisation politique et sociale. Les comptoirs se multiplient alors et François Martin, directeur de la Compagnie, fonde ceux de Masulipatam, Calicut et Chandernagor. Dans les grands ports où ils s’installent d’abord, ces hardis négociants sont bien accueillis par les habitants et par les autorités, qui ont conscience de l’importance du bon développement des échanges pour augmenter leur richesse et sont attentifs aux rentrées fiscales importantes provenant des taxes perçues sur les entrées et les sorties de marchandises. Outre les Hindous, les Français rencontrent dans ces ports d’autres négociants européens, Britanniques, Hollandais ou Portugais, ou bien des marchands plus anciennement établis, souvent venus du Gudjerat, ou bien des Arabes originaires des ports de la mer Rouge ou du golfe Persique, avec lesquels ils travaillent et dont ils reçoivent des informations.

Pondichéry, principal établissement français

Cependant les Français ressentent rapidement la nécessité d’avoir une « place de retraite » qui leur soit propre, semblable à celle de Goa pour les Portugais, Cochin pour les Hollandais, Bombay pour les Britanniques. En 1672, ils saisirent l’occasion offerte par un seigneur du pays, qui leur proposa de s’établir sur son domaine, à Pondichéry, port de pêche situé à quarante lieues au sud de Madras et à douze lieues au nord de Porto-Novo, sur la côte de Coromandel, région productrice de coton, où de nombreux tisserands fabriquaient les étoffes recherchées par les Français pour leurs envois en Europe. Le prince local concéda aux nouveaux venus un « logis tout en terrasses, entouré de deux grandes cours et flanqué d’une grosse tour », édifié par des commerçants danois qui avaient dû se retirer à la suite de la faillite de leur entreprise. Ceux-ci bâtirent des logements et des magasins qu’ils entourèrent d’un mur vaguement fortifié surtout destiné à décourager les voleurs.

Progressivement le comptoir prit de l’importance, tant pour le commerce, que pour affirmer la présence française dans le pays. En 1702, le gouvernement royal décida, après avoir obtenu l’autorisation du Moghol, d’y faire édifier, sous la direction d’ingénieurs de l’armée, une forteresse, analogue pour le plan et les dimensions à celle bâtie par Vauban à Tournai. Les contemporains hindous y virent la plus importante et la plus forte installation militaire européenne dans leur pays. La défense fut complétée ensuite par la construction d’une enceinte fortifiée, renforcée par des bastions portant des pièces d’artillerie. Cette réalisation militaire fut accompagné d’un aménagement d’urbanisme. À l’intérieur de l’enceinte, il fut ordonné de construire les maisons en briques, et non en terre comme auparavant, avec une couverture en tuiles et non en essentes, et de suivre un plan d’alignement régulier, avec des voies rectilignes, plantées d’arbres, dont le Pondichéry actuel conserve encore l’organisation. On y édifia aussi des bâtiments publics civils comme l’hôpital ou la monnaie, ainsi qu’un temple hindouiste, une mosquée et des églises catholiques, dont la plus importante fut celle des Jésuites, la cathédrale actuelle. La population augmenta rapidement, et l’abbé Guyon, auteur d’une Histoire des Indes Orientales publiée en 1740, assure : « Suivant le dénombrement qui en a été fait dans les années dernières, on a compté dans Pondichéry cent vingt mille habitants, Chrétiens, Mahométans ou Gentils [Hindous]. »

En même temps les Français obtinrent des autorités locales des concessions de terres, soit au voisinage de la ville, soit un peu plus loin comme dans la plaine de Karikal. Ils y trouvaient les matériaux nécessaires pour l’édification des bâtiments et surtout le ravitaillement permettant de faire vivre une population nombreuse.

Echanges commerciaux et culturels

Les activités dominantes sont d’une part la filature et le tissage du coton – avec des métiers annexes, comme la blanchisserie et la teinturerie – d’autre part le commerce. Européens et Orientaux participent également à celui-ci et les activités négociantes sont fréquemment accompagnées d’échanges culturels.

Un exemple particulièrement étonnant de ces échanges est donné par Ananda Rangapouillé, important négociant hindou dont la demeure est conservée à Pondichéry. Il rédigea durant plus de vingt ans son journal : c’est une source exceptionnelle pour la connaissance de l’histoire de la ville, à la fois par la personnalité du rédacteur et par sa position sociale. En effet il est dubash, autrement dit courtier, intermédiaire commercial entre les Français et les Hindous, passant les commandes de marchandises pour l’Europe auprès des producteurs locaux ou des commerçants de l’intérieur du pays, faisant des avances du tiers environ du montant du prix, puis versant le complément au fur et à mesure des livraisons. Ces opérations sont réglées par des contrats écrits, rédigés par le courtier, approuvés à la fois par les vendeurs hindous et les acheteurs européens. Le courtier est en outre le représentant des habitants auprès du gouverneur, chef de la colonie française. Ainsi Ananda Rangapouillé rencontre-t-il quotidiennement le gouverneur Dupleix, son contemporain, pour lequel il a beaucoup d’admiration. « Lorsqu’on voit l’énergie, l’ardeur et le courage de M. Dupleix, écrit-il, et qu’on les compare à ceux des Anglais, on s’aperçoit que ceux-ci se sont évanouis comme la nuit et la rosée disparaissent à l’aspect du soleil éclatant. » Son journal est donc une source de première main pour la connaissance des formes de l’expansion française dans l’Inde au milieu du XVIIIe siècle.

Une si douce domination

Dupleix, chef du comptoir français de Chandernagor au Bengale durant douze ans, puis gouverneur des établissements français en Inde à partir de 1742, « aussi instruit de la politique moghole que s’il eut été un seigneur Mahométan élevé à la Cour de Delhi », assure l’un de ses subordonnés, profita d’une occasion favorable, le décès de l’empereur survenu en 1748, pour essayer d’ouvrir de nouvelles perspectives commerciales. La mort du Moghol, comme celle de ses prédécesseurs, laissait prévoir, dans toute l’Inde des troubles favorables aux grands féodaux plus agressifs ou plus intrigants que les autres. Dupleix eut l’idée d’utiliser une partie de la garnison de Pondichéry, forte d’environ trois mille Français et quatre mille Cipayes, organisés et entraînés à l’européenne, pour aider les candidats au contrôle du Carnatic – l’État du Karnataka – qui couvre la majeure partie de la côte Coromandel et du Dekkan, ou sud de la presqu’île de l’Inde. Grâce à cet appui les alliés de Dupleix emportèrent la victoire et, en remerciement, concédèrent aux Français la perception des impôts dans de vastes territoires. En effet, Dupleix voulait d’abord établir une administration fiscale, « juste, solide et uniforme », bien accueillie par la population locale auquel ce nouveau système paraissait bien préférable aux tyrannies militaires antérieures. Pour les Français, il s’agissait d’obtenir un « revenu constant et abondant » capable de compenser le déficit d’une balance commerciale déséquilibrée au détriment des Européens, qui se voyaient donc obligés d’apporter dans le pays des cargaisons importantes de métaux précieux, argent et or.

Pour sauvegarder l’influence française auprès des grands seigneurs moghols, Dupleix utilise les services soit des missionnaires, généralement des Jésuites qui ont appris et parlent bien les langues locales, soit des officiers. Le plus remarquable de ces derniers est Charles de Bussy qui arriva en Inde en 1746 et dont le « premier soin fut d’apprendre la langue, d’étudier les mœurs, et de s’instruire des intérêts politiques du pays ». Un de ses amis lui ayant rendu visite à la cour du Dekkan se déclara au retour surpris par « […] le haut point d’estime et d’autorité où M. de Bussy est parvenu. Il est étonnant qu’un étranger prenne ici l’ascendant au milieu d’une nation aussi fière et aussi jalouse de domination que le sont les Asiatiques. Le général français est l’oracle que chacun veut se rendre favorable et dont on respecte les décisions. Tous les suffrages réunis lui défèrent une autorité entière, en sorte qu’il balance à son gré les intérêts des diverses puissances dans le Décan. Pour en venir là, il a fallu et il faut encore que M. de Bussy passe les journées entières à discuter les affaires les plus épineuses, qui demandent une adresse et une prudence consommées ».

Cependant cette politique est critiquée à Paris où l’on trouve que Dupleix fait de trop fortes dépenses militaires sans obtenir aucun profit commercial immédiat. « Nous avons vu avec plaisir les avantages que vous avez eus, lui écrivent les directeurs de la Compagnie des Indes en 1751, nous n’avons qu’à applaudir à la sagesse de vos dispositions, ainsi qu’à la valeur des troupes et des officiers qui les ont conduites. Mais nous ne pouvons regarder ces avantages comme parfaitement réels qu’autant qu’ils auront conduit à une paix solide, seule capable d’opérer le bien des affaires du commerce, dont le ministre [des finances] et la Compagnie désirent que vous vous occupiez essentiellement. » Ayant appris que le gouverneur continuait la politique de contrôle fiscal de territoires de plus en plus étendus, les directeurs et les actionnaires demandèrent et obtinrent en 1753 le rappel de Dupleix et la réduction des effectifs de la garnison de Pondichéry.

Les agissements de Dupleix avaient aussi inquiété les Britanniques, établis à Madras, donc voisins des Français, qui redoutaient la poursuite d’un plan visant à isoler leurs comptoirs. En 1756, la déclaration de guerre entre les Français et les Britanniques donna à ceux-ci l’occasion de mettre fin à cette menace. Grâce à la maîtrise de bonnes positions stratégiques et à des effectifs militaires plus importants que ceux de leurs rivaux, ils parvinrent à renverser les seigneurs protégés par les Français puis assiégèrent et prirent Pondichéry, dont ils détruisirent le fort et l’enceinte, et enfin réduisirent les Français à la possession des cinq comptoirs dont les noms ont fait rêver des générations d’écoliers : Chandernagor au Bengale, Yanaon sur la côte de Coromandel, Pondichery et Karikal sur le golfe du Bengale et Mahé sur la côte de Malabar, près de Cochin.

Conquis par les Anglais en 1793, les comptoirs revinrent cependant à la France grâce à l’activité diplomatique déployée par Talleyrand lors du congrès de Vienne. Lorsqu’en 1947, l’Inde accède à l’indépendance, l’agitation se développe dans les comptoirs français. Dès 1949, Chandernagor devient partie intégrante de l’état du Bengale. En 1954, les quatre comptoirs demeurés français sont fusionnés en un seul territoire qui forme un nouvel état au sein de l’Union indienne.

Cependant, aujourd’hui, dans l’Union indienne, la présence française est maintenue, en particulier à Pondichéry où réside toujours une forte minorité de citoyens français et où sont établies des institutions culturelles actives.

Philippe Haudrère
Février 2002
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